Hommage à Emmanuel FAUROUX, décédé le dimanche 31 janvier à Villefranche de Rouergue.
Directeur de recherche à l’IRD, dans l’UR102 puis dans l’UMR Regards à Bordeaux, Emmanuel Fauroux a été recruté à l’ORSTOM en anthropologie économique en 1966. En tant qu’élève ORSTOM il publie en 1967 « Pour une anthropologie économique des Mossi de Haute Volta », puis part travailler dans l’ouest malgache sur les Sakalava, un travail couronné par une thèse en sciences économiques soutenue en 1975[1] alors que les chercheurs de l’ORSTOM étaient rapatriés en France. Il est affecté tout de suite après en Equateur jusqu’en 1983, où il analysera les transformations agraires et, à Loja, au sud de l’Equateur, l’histoire d’un espace régional, qui a donné lieu à une thèse en sciences politiques soutenue à Toulouse en 1988[2]. Il est retourné ensuite à Madagascar, sur ses terrains de l’ouest malgache, puis dans la région de Toliara, où il a su passer des monographies aux synthèses régionales, tout en formant une génération de chercheurs malgaches en sciences sociales. Après ses deux thèses, sur les Sakalava à Madagascar (Fauroux, 1975) et sur Loja en Equateur (Fauroux, 1988), qui sait s’il n’en préparait pas une troisième sur les Mikea au sud-ouest de Madagascar ?
Emmanuel a accompagné l’histoire malgache de l’anthropologie (Fauroux, 2010[3]) en étant précurseur sur le partenariat (le dispositif de partenariat ERA, « Equipe de Recherche Associée » à Tuléar, Fauroux 1996[4]) et en apportant un regard neuf à l’anthropologie du développement. Décolonisation, partenariat, recherche au Sud pour le développement, autant de jalons vers ce qu’est devenu l’IRD aujourd’hui.
Grand ami de Madagascar, spécialiste du sud-ouest malgache, des Sakalava de la vallée de Maharivo jusqu’aux Mikea (ses dernières recherches en cours), en passant par Morondava et Toliara, Emmanuel Fauroux est reconnu pour son approche anthropologique et pluridisciplinaire du développement et la formation à la recherche en sciences sociales qu’il a dispensé à Madagascar.
Pierre Gondard,
Les travaux d’Emmanuel Fauroux en Équateur sont moins connus que ses très nombreuses publications sur le Sud-Ouest Malgache, et pourtant ses apports sur les structures agraires équatoriennes, le déclin des cultures indigènes des Andes et le renouveau indigéniste, la transformation des grandes exploitations (haciendas) des Andes et de la plaine côtière, ont laissé une trace profonde, dans ce pays où il vécut entre 1975 et 1983, avec un bref intermède français d’un an ou deux. En si peu de temps, démarrant sur un terrain inconnu, il a excellemment pénétré la ruralité équatorienne. Et qui sait qu’il a soutenu une 2° thèse de 3° cycle en Sciences Politiques : « Le pouvoir à Loja au 20e siècle : une oligarchie foncière face à la montée des contre-pouvoirs » (Toulouse 1988).
Discret, jovial, accueillant, excellent joueur de rugby, les témoignages des uns et des autres concordent tous. Mais pourquoi ne pas le laisser raconter lui-même ses premières aventures équatoriennes d’une plume allègre et pleine d’humour ?
Les travaux d’Emmanuel Fauroux en Équateur sont moins connus que ses très nombreuses publications sur le Sud-Ouest Malgache, et pourtant ses apports sur les structures agraires équatoriennes, le déclin des cultures indigènes des Andes et le renouveau indigéniste, la transformation des grandes exploitations (haciendas) des Andes et de la plaine Côtière ont laissé une trace profonde, dans ce pays où il vécut entre 1975 et 1983, avec un bref intermède français d’un an ou deux. En si peu de temps, démarrant sur un terrain inconnu, alors que ses racines de chercheur et son souvenir étaient à Madagascar, il a excellemment pénétré la complexité des rapports sociaux dans la ruralité équatorienne. Qui sait qu’il a soutenu une 2° thèse de 3° cycle, en Sciences Politiques, à l’université de Toulouse ? Le pouvoir à Loja au 20e siècle : une oligarchie foncière face à la montée des contre-pouvoirs (Toulouse 1988).
Discret, jovial, accueillant, parfois trop, excellent joueur de rugby sur les pelouses de la Carolina, à 2800 m. d’altitude (Quito), les témoignages des uns et des autres concordent tous. Mais pourquoi ne pas le laisser raconter lui-même ses premières aventures équatoriennes avec humour et d’une plume allègre, où la bonne humeur a pu être confrontée aux drames les plus terribles, dans : « Le chien écorché » , « Mille et une histoires Outre-mer », recueil de souvenirs réunis par Jacques Charmes à l’occasion du cinquantenaire de l’ORSTOM (1994), pp 153 à 158.
En 1975, beaucoup d'entre nous étaient arrivés en Équateur au lendemain d'une expérience malgache qui, somme toute, avait été plaisante et confortable, dans l'ambiance très protégée de ce qu'était alors un gros Centre Orstom. A condition de conserver une certaine modération dans ses objectifs, on pouvait fonctionner sans grand souci, avec juste ce qu'il fallait de véhicules en parfait état de marche, avec un petit nombre d’« assistants» (un ou deux) inconditionnellement dévoués, des villageois accueillants, des thèmes d'ampleur modeste.... Un certain nombre de personnages sympathiques avaient pour mission de résoudre nos problèmes matériels et de nous rendre aussi disponibles que possible pour les tâches scientifiques qui nous incombaient. Tout cela nous paraissait normal et il nous arrivait de laisser échapper quelques signes d'impatience lorsque, par extraordinaire, tout n'était pas absolument parfait.
L'arrivée en Équateur fut, pour la plupart d'entre nous, l'occasion d'un réveil brutal. Tous nos problèmes matériels, excessivement nombreux dans un pays appartenant à une autre culture et une autre logique bureaucratique, étaient à notre charge exclusive. Surtout, nous nous trouvâmes intégrés sans ménagements dans une structure administrative sud-américaine où le courtelinesque le disputait constamment au kafkaïen.
J'arrivai en Equateur avec un léger retard sur mes camarades, au moment où le regretté Alain Bernard avait décidé de lancer une opération lourde, un recensement agro-pastoral à l’échelle nationale sur plus de huit mille exploitations.
L'« enquête Bernard » démarra en avril 1975 avec soixante-douze enquêteurs. Nous étions six ou sept (dont seulement trois Orstomiens et trois ou quatre nationaux) pour les former, les encadrer et les gérer dans des conditions qui, malgré l'atténuation qu'apporte le temps, paraissent encore hallucinantes. Le matin du grand départ, au pied de la « Liguadora [5]» (I)
qui abritait les bureaux de notre administration, seize Safari Volkswagen se trouvaient alignées, avec seize chauffeurs, les soixante-douze enquêteurs et les sept encadreurs: pas loin de cent personnes entassées à six par voiture avec de lourds bagages, car nous partions pour des périodes de vingt-deux jours. Il s'agissait de quadriller tout le territoire national en six ou sept mois, avec un kilométrage journalier moyen ahurissant et plus de huit mille questionnaires comportant chacun vingt-deux pages à faire remplir par des chefs d'exploitations agricoles choisis par tirage au sort.
Alain Bernard, en treillis verdâtre, debout dans le véhicule de tête décapoté, donna l'ordre de départ à la colonne de Volkswagens de couleur verte qui, en la circonstance, rappelaient étrangement les « commandcar » de la Wermacht. Les gens qui nous croisèrent le premier jour, dans notre progression vers le nord, ne pouvaient pas ne pas croire à une opération militaire d'envergure. Le ton était donné et l'enquête toute entière allait se dérouler dans une ambiance très particulière.
La première note dramatique nous toucha dès la première semaine.
Avec deux ou trois jours de retard, nous apprîmes que le joli village de métis, à flanc de montagne, où nous avions effectué l'un de nos premiers arrêts, venait d'être emporté par un «deslave », un gigantesque glissement de terrain, qui avait fait deux ou trois cents morts, sans que les médias en fassent la plus petite mention.
La seconde note dramatique nous toucha plus directement encore. Au retour de la deuxième ou troisième mission de vingt-deux jours, en arrivant dans les faubourgs de Quito, après sept ou huit cents kilomètres de route, le chauffeur d'une Safari, épuisé, se rabattit soudain sur la droite en doublant un poids lourd, sans voir de longues tiges métalliques qui dépassaient de l'arrière d'un camion immobilisé sur le bas-côté. Les deux enquêteurs assis à droite du véhicule furent décapités, leurs deux voisins immédiats sévèrement blessés. Le chauffeur coupable « se dedico a la fuga » (prit la fuite), comme on le disait alors dans la presse lors de chaque accident grave, car le pire était d'être incarcéré pour les besoins de l'enquête. De fait, les deux blessés furent arrêtés par la police et jetés en prison sans recevoir ni soins, ni nourriture: la police voulait conserver des témoins directs car, par prudence, tous les témoins valides s'étaient enfùis. Les deux corps, d'abord abandonnés à la morgue, furent enlevés illégalement par A Bernard et un collègue équatorien, à bord
d'une camionnette découverte: c’était la seule solution pour qu'ils soient remis rapidement aux familles et ne soient pas offerts aux exercices de dissection de la Faculté de Médecine. La traversée de Quito, avec les deux corps reposant directement sur la plate-forme, à la recherche de domiciles lointains sur lesquels on n'avait que de vagues indications, fut un cauchemar qui nous marqua tous.·Le Ministère de l'Agriculture, à titre exceptionnel, accepta de payer le salaire mensuel intégral des deux victimes bien que l'accident soit
survenu le 23 ou 24 mai, mais, pour obtenir cette « faveur », il fallut plusieurs jours de négociations et de visites à diverses autorités.
Il n’était pas facile d'encadrer les soixante-douze enquêteurs, parmi lesquels on trouvait des éléments de réelle valeur (dont plusieurs firent leur chemin par la suite), mais aussi de très jeunes gens qui recherchaient surtout les solutions de facilité. Nous pensions que, pour le succès de l'enquête, les encadreurs devaient absolument donner l'exemple en toutes circonstances, et surtout en cas de difficulté.
La première difficulté sérieuse surgit à Cachisagua, dans la province de Bolivar, alors que j'encadrais deux équipes de six enquêteurs en compagnie de mon ami, Santiago Carcelen. Nous savions que, sur le territoire équatorien, existaient un certain nombre de « zones rouges » dans lesquelles les agents de recensement couraient le risque d'être plus ou moins sérieusement molestés. Il s'agissait de groupes d'« indios bravos », vivant dans des
zones-refuges et échappant largement au contrôle des pouvoirs publics. Ils s'opposaient à toute intrusion, surtout lorsque celle-ci prenait la forme d'un recensement car, depuis des siècles, les recensements avaient toujours constitué un préalable à de nouvelles charges.
Une de nos équipes avait tenté de prendre contact avec la communauté de Cachisagua, mais avait dû battre en retraite de façon précipitée: les jeunes enquêteurs avaient dû dévaler la pente abrupte avec la plus extrême rapidité, poursuivis par des jets de pierre, des chiens furieux et les quolibets des autochtones. Santiago et moi, nous nous crûmes autorisés à critiquer sévèrement les couards et à leur annoncer que, nous irions à Cachisagua et que nous obtiendrions, pour eux, le droit de faire l'enquête dans de bonnes conditions.
Nous prîmes donc un guide métis qui connaissait bien la communauté et nous entreprîmes à pied la longue ascension vers le village situé à un peu plus de cinq mille mètres, sur une ligne de crête entourée de toutes parts de pentes abruptes. Récemment arrivé dans le pays, j'avais tendance à penser que l'opération n’était pas trop risquée dans la mesure où Santiago et notre guide, qui, eux, connaissaient bien la région, manifestaient une relative sérénité. Plusieurs signes alimentèrent cependant un début d'inquiétude.
D'abord, sur toutes les crêtes des environs, le son du « churro » se mit à retentir. Le « churro » est une sorte de cor fabriqué dans une corne de bœuf ont on se sert, dans les communautés indiennes isolées, pour signaler la présence d'un danger ou d'un problème grave et pour requérir l'aide des communautés voisines. Ce son est particulièrement sinistre. Il
commence comme le mugissement d'un bovidé en détresse, se prolonge longuement et s'achève dans une plainte déchirante qui s'affaiblit en brefs hululements. Nous vîmes alors, sur toutes les crêtes environnantes, de longues processions d'indigènes qui; de toutes parts, convergeaient vers Cachisagua. Je remarquai aussi que Santiago s'arrêtait à peu près tous les cent mètres pour satisfaire des besoins qui paraissaient de plus en plus pressants.
Lui, si bavard à l'accoutumée, ne prononçait plus un mot, mais cela pouvait être lié à l'essoufflement causé par la rude ascension. Tout en bas, sur la route que nous avions quittée plusieurs dizaines de minutes auparavant, nos enquêteurs nous observaient intensément, prêts à juger sans pitié nos éventuelles défaillances.
Je commençais à m'inquiéter sérieusement quand nous trouvâmes, en travers du sentier, un poteau où l'on avait attaché un chien récemment écorché. On nous avait expliqué, les jours précédents, que ce signe constituait le dernier avertissement avant l’agression physique dans les communautés « bravas ». Nous étions alors très près du sommet, à quinze ou vingt mètres peut-être, mais l'abrupt final nous empêchait de voir les gens massés tout près de nous, dont nous entendions seulement la rumeur. Nous décidâmes
de nous arrêter pour aviser. Je scrutai le regard de notre guide pour savoir s'il convenait ou non d'envisager un repli rapide.
Nous n'eûmes pas le temps de nous interroger plus longuement. En quelques secondes, nous fûmes entourés d'une triple ou quadruple rangée d'hommes, armés de fouets, de gourdins, de « machettes » et de haches. Ils semblaient très calmes. C’était un jour de semaine, il était encore tôt, et, manifestement, ils n'avaient pas bu. Les premiers, venus droit sur nous, nous dirent sur un ton tranquille et résolu : « les vamos a matar » (« nous allons vous tuer »). Les autres nous encerclèrent méthodiquement. Notre guide fut brutalement séparé de nous: il semblait devoir être épargné. J'eus le temps d'entrevoir le visage de Santiago, totalement blême. A l'époque, je jouais régulièrement au rugby sur les terrains de La Carolina à Quito et j'avais une excellente condition physique. J'entrevis tout de suite que le cercle était très fermé vers le haut mais laissait des trous vers le bas. J’ébauchais un plan. En profitant de l'effet de surprise et à condition d'aller très, très vite, je pouvais bondir dans la descente, raffûter de la main gauche un petit vieux qui ne semblait pas très solide, puis de la main droite un autre personnage à peine plus gros. Il faudrait ensuite courir avec l'énergie du désespoir. En une fraction de seconde, je me vis sauvé, après avoir reçu, au pire, quelques coups de bâtons, mais je ne donnais pas cher des chances de Santiago manifestement paralysé par la peur et peu préparé à des exploits sportifs. C'est cette peur, pourtant, qui nous sauva. Juste au moment où j'allais entamer ma fuite éperdue, j'entendis la voix de Santiago s’élever.
C’était une voix étrange, que je ne lui connaissais pas, métallique, vibrante, avec des accents intenses qui donnaient l'impression d'une extrême sincérité. Sous l'effet de la peur, conscient que sa vie en dépendait, il improvisa un remarquable discours, grandiose, lyrique et réellement émouvant, expliquant que nous savions à quoi nous nous attendions en montant à Cachisagua, que nous étions montés, cependant, les mains ostensiblement
vides, armés seulement de nos magnétophones, parce que nos intentions étaient pures... Le Gouvernement s'intéressait désormais aux plus déshérités de ses concitoyens et voulait entendre leur parole. Nous nous étions portés volontaires pour assurer cette noble tâche et nous avions promis d'amener cette parole jusqu'à Quito, la capitale, bien loin.... Nous étions les représentants d'un grand mouvement fraternel dans lequel certains équatoriens,
aidés par les meilleurs des étrangers (j'inclinai la tête modestement) avaient décidé d'ouvrir les portes d'un monde meilleur, plus juste... etc.
L'assemblée qui suivit fut l'une de nos meilleures réunions publiques. Les Comuneros de Cachisagua parlèrent d'abondance, expliquant pourquoi ils Etaient fatigués d'être grugés par tout le monde, et pourquoi, désormais, ils ne comptaient plus se laisser faire. Santiago leur proposa la formation d'une Coopérative comme l'Institut de Réforme Agraire en organisait à l'époque. Nous renonçâmes cependant aux questionnaire individuels et nous ne fîmes pas monter les enquêteurs sur nos traces. Nous redescendîmes en fin d'après-midi, dans une ambiance de triomphe discret, chaleureusement accompagnés par deux « leaders » de la communauté. Nos enquêteurs nous accueillirent avec respect. Nous leur racontâmes l'aventure dont ils avaient entrevu une partie, en l'enjolivant de quelques détails pittoresques destinés à rehausser l'image de notre courage et à alimenter positivement les rumeurs qui n'allaient pas tarder à circuler à notre sujet au sein des équipes. Les Comuneros de Cachisagua vinrent nous voir à plusieurs reprises dans nos bureaux de Quito. Ils formèrent effectivement une Coopérative pour défendre leurs droits sur leur terre, puis nous ne sûmes plus rien d'eux. Sans doute, comme la plupart des Coopératives formées à cette époque, rencontrèrent- ils de grandes difficultés et, peut-être, malgré notre entremise, furent-ils une fois de plus déçus par les gens de la ville et du gouvernement. Les prochains agents du recensement qui iront à Cachisagua trouveront peut-être encore, en travers du sentier qui monte au village, le cadavre d'un chien écorché.
Isabelle Droy,
Des yeux pétillants, un grand sourire, beaucoup d'humour et d'autodérision et une immense générosité ... C'est l'image que me laisse Emmanuel. C'était un grand chercheur, explorant la société de l'Ouest et du Sud de Madagascar avec une démarche rigoureuse, faite de longs séjours dans des villages enclavés accessibles seulement en charrettes à zébu, au cours desquels il a formé des dizaines d'étudiants originaires pour la plupart du Sud de Madagascar. Il a ainsi créé un vivier de compétences qu'on retrouve actuellement dans des ONG, des projets de développement, des bureaux d'étude ou à l'Université. Avant que ce soit une politique affirmée à l'IRD (ORSTOM à l'époque), il a développé cette "formation à la recherche par la recherche" et a de plus en plus souvent été sollicité par les opérateurs du développement pour décrypter le sens des réponses sociales aux interventions et parfois, les raisons des échecs des projets. Ainsi, à Madagascar, il a aussi été précurseur dans ce champ qui est devenu l'anthropologie du développement. Il avait un sens du récit qui captivait son auditoire, avec la précision mais aussi l'humour qui l'accompagnait. Et il avait cette autre passion, le rugby... après avoir été joueur en équipe universitaire en France durant ses études, il a voulu renouer avec le terrain et a un temps intégré les Taureaux Rouges de Morondava ; les récits de ces matchs nous faisaient tellement rire. Au revoir Emmanuel, tu vas nous manquer.
Philippe Lavigne,
Je garde un souvenir inoubliable d’une mission commune dans l’Androy en 2007. Je l’avais aussi accompagné dans la transformation de son guide d’enquête en un ouvrage édité dans la collection Etudes et travaux du GRET, qui a fait date : « Comprendre une société rurale ». Passionnant, agréable, plein d’humour… un grand monsieur.
Eric Leonard,
Emmanuel était un chercheur comme on n’en fait plus, un homme de terrains où il avait développé une connaissance encyclopédique. Il va être très regretté par tous ceux qui l’ont connu.
Dominique Hervé,
J’ai connu Emmanuel Fauroux par ses travaux sur le sud de Madagascar, où j’ai travaillé une dizaine d’années après le GEREM, et son guide d’enquête très utilisé et cité par les collègues malgaches, « Comprendre une société rurale » (GRET, 2002). Lors de son dernier voyage avec Laly à Madagascar en 2018, Samuel Razanaka et Dominique Hervé l’avions rencontré dans un hôtel près de l’aéroport d’Ivato, toujours curieux et enthousiaste. Il avait séjourné en 2019 à Lamalou les Bains près de Bédarieux pour des suivis de son état de santé. C’est là que nous avons le plus échangé, puis chez mes amis éleveurs de chèvres dans le Larzac. Il me parlait de son dernier défi sportif pour des anciens de son âge, de fouilles arquéologiques dans sa région, et de l’enchantement qu’il communiquait au chauffeur de bus de Lamalou les Bains qui l’amenait à la bibliothèque de Bédarieux, avec le récit de ses chantiers de recherche à Madagascar. Il m’a aussi parlé de son amour du rugby qu’il a transmis à Madagascar…savait-il que la coopération des clubs de rugby de la région de Toulouse avec Madagascar a pris une dimension nationale avec un projet d’appui aux professeurs d’éducation physique de Madagascar appuyé par la coopération française et la Région Occitanie ?
Voilà, un réservoir d’énergie, d’humilité et d’humour et une volonté non démentie de formation par la recherche au Sud, qui vont nous manquer.
Chantal Blanc-Pamard, février 2021,
A l’école d’Emmanuel Fauroux à Tuléar
C’est pour moi une chance de l’avoir connu et d’avoir bénéficié de ses connaissances et de son amitié. Une mission dans le cadre de GEREM dans le Sud-Ouest de Madagascar s’accompagnait toujours de rencontres avec Emmanuel, et s’enchainaient de longues discussions, dans la chaleur de son accueil à Tuléar[6]. Il était le point d’ancrage de nos nombreux questionnements et nous nous retrouvions chez lui, collègues de l’aventure GEREM, enseignants, chercheurs, étudiants français et malgaches, de disciplines variées, pour une mise en questionnement collective. Il dispensait son savoir avec modestie et une grande générosité. Grâce à Internet, les partages, échanges et dialogues ont pu se poursuivre et ont abouti à un article commun[7].
Emmanuel nous laisse un précieux héritage et un fort témoignage : son ouvrage « Comprendre une société rurale[8] » publié aux éditions du GRET en 2002 et que l’on doit à l’heureuse initiative de Philippe Lavigne Delville, directeur du GRET. Emmanuel a pratiqué l’interdisciplinarité et l’a mise en œuvre, passeur entre sciences, mais aussi entre recherche et développement, entre recherche et formation, entre recherche et action, entre chercheurs du Nord et chercheurs du Sud, entre chercheurs et acteurs.
Je vous invite à relire Emmanuel Fauroux : « Face à une même réalité, d’évidentes convergences se manifestent entre les préoccupations de diverses disciplines au fond assez voisines, comme l’ethnographie, l’ethnologie, la sociologie, la socio-économie, l’économie rurale, la géographie humaine, la géographie culturelle, l’histoire sociale, l’anthropologie sociale, l’anthropologie économique ou l’anthropologie tout court... La réalité est une et insécable. Le géographe ou l’économiste ne comprendront pas grand-chose à la réalité d’un village malgache s’ils restent exclusivement géographe ou économiste. Tous les chercheurs de terrain sont confrontés à peu près aux mêmes problèmes et tous finissent par dégager des solutions qui se ressemblent. Au bout de quelques années, un économiste, qui a travaillé sur plusieurs terrains ruraux malgaches, utilise des problématiques, des méthodes très proches de celles de l’ethnologue ou du géographe chevronnés. Mais la débrouillardise, le bon sens, les fortes motivations et, surtout, l’expérience acquise sur le terrain ont souvent tenu lieu de méthode à ces chercheurs confrontés à des problèmes auxquels ils n’étaient pas forcément préparés » ( 2002, p. 13).
Emmanuel Fauroux a accompagné le programme GEREM Tuléar (Gestion des espaces ruraux et environnement à Madagascar), conduit par Michel Grouzis, Pierre Milleville et Samuel Razanaka, en partenariat entre l'IRD et le CNRE (Centre National de Recherches sur l'Environnement), de1996 à 2001, dans le sud-ouest du pays. Ce programme s’est donné pour objectif de rendre compte des interrelations entre systèmes de production et systèmes écologiques, dans des milieux affectés de mutations agraires rapides, et d’un processus accéléré de déforestation, en raison de l’expansion de la culture pionnière du maïs sur abattis-brûlis. Il s’agissait donc, en mobilisant des chercheurs relevant des sciences de la nature, des sciences biotechniques et des sciences sociales, d’explorer les réseaux de détermination entre activités humaines, processus de production et dynamiques du milieu, mais aussi d’examiner en retour les réponses des acteurs aux transformations des milieux. Le site de la forêt des Mikea, massif forestier de 1500 km2 situé à une centaine de kilomètres de Tuléar, a été retenu pour son exemplarité, compte tenu de l’ampleur et de la rapidité des dynamiques à l’œuvre.
Les dynamiques de déforestation et les perceptions de la ressource forêt, différentes selon les groupes sociaux dont les pratiques et les savoirs sont diversifiés, s'accompagnent de transformations des droits sur l'espace et sur les ressources[9]. Emmanuel a éclairé, par ses recherches, la compréhension, dans une situation de transition, du jeu des acteurs locaux dans l’accès au foncier. Son fils Sylvain, économiste, a lui aussi fait du Sud-Ouest son terrain de recherche pour son DESS[10].
Par la suite, avec le renouvellement des modèles de gestion des ressources renouvelables, Emmanuel Fauroux s’est intéressé aux liens entre les formes locales de gouvernance et les territorialités, à la fois collectives et individuelles, des différents acteurs, en étudiant les effets des interventions exogènes.
Tranomboky iray lehiben'ny Faritra Atsimo-Andrefana no lasana[11].
[1] Fauroux E., 1975. La formation sociale sakalava dans les rapports marchands ou l’histoire d’une articulation ratée. Thèse de doctorat en sciences économiques, Univ. Paris-X Nanterre, Orstom, 414 p.
[2] Fauroux E., 1988. Le pouvoir à Loja au XXème siècle : une oligarchie foncière facs à la montée des contre-pouvoirs », Thèse de doctorat en sciences politiques, 27/05/1988, Univ. Toulouse 1, 469 p.
[3] Fauroux E., 2010. Chapitre 5 Anthropologie. In Feller C (dir). & Sandron F. (dir) : Parcours de recherche à Madagascar : l’IRD –Orstom et ses partenaires.
[4] Fauroux E., 1996. L’Equipe de recherche associée CNRE/Orstom de Tuléar. Elements pour un bilan définitif (1985-1994). Paris, Chroniques du Sud, 17 : 80-98.
[5] ) Un immeuble célèbre à Quito, en forme de tronc de pyramide, entièrement vitré,
qui ressemblait un peu à un robot électroménager, d'où son surnom.
[6] Hormis si rugby ! On ne peut évoquer Emmanuel Fauroux sans faire référence au rugby. Passionné de rugby par ses origines du Sud-Ouest de la France, Emmanuel, a retrouvé le ballon ovale à Madagascar où ce sport est très populaire. Joueur dans l’équipe de rugby de Tuléar, supporter des équipes nationales et internationales, il commentait tous les matchs avec codes et mots de passe.
[7] Chantal Blanc-Pamard et Emmanuel Fauroux, 2004. « L'illusion participative. Exemples ouest-malgaches », Variations, Autrepart, 31, pp. 3-19.
[8] Comprendre une société rurale. Une méthode d’enquête anthropologique appliquée à l’Ouest malgache. 2002, GRET, Collection Études et Travaux. Dans son avant-propos daté de décembre 2001, Emmanuel Fauroux établit la longue liste de tous ceux et celles (l’équipe Fauroux) qui ont contribué à la mise au point de cette méthode et on lui en sait gré.
[9] Voir Fauroux E., Dynamiques migratoires, tensions foncières et déforestation dans l’Ouest malgache, pp. 91-106, dans l’ouvrage collectif : Sociétés paysannes, transitions agraires et dynamiques écologiques dans le sud-ouest de Madagascar, Razanaka S., Grouzis M., Milleville P., Moizo B. & Aubry C. (éds.), CNRE/IRD, Antananarivo, 2001.
[10] Fauroux S., 1999, Instabilité des cours du maïs et incertitude en milieu rural : le cas de la déforestation dans la région de Tuléar (Madagascar). Mémoire DESS, UER Sciences Économiques, Univ. Paris X Nanterre, 163 p. + annexes.
[11] Litt. "C'est une bibliothèque du Sud-Ouest de Madagascar qui s'en est allée.»